Une longue et fine herbe sèche traînait sur le mur en pierre, celui même qui formait l'axe principal des ruines. Couvert de lierre et de saletés parmi lesquelles se cachaient maints insectes, ce mur était le plus réceptif aux rayons du soleil puisqu'un gros trou entre la dense végétation permettait à l'astre de chauffer la partie supérieure du mur. Si je l'avais escaladé pour me procurer une brindille ? Bien sûr, car le goût de cette herbe était succulent avec le peu de salive que mes papilles gustatives arrivaient à produire avec la canicule. Il faisait chaud, j'avais soif et je suais à grosses gouttes. J'aurais pu enlever ma cape et profiter des légères brises de la forêt, mais je préférais faire ma difficile en m'assurant qu'aucune poussière ne vienne s'introduire sur mes vêtements ou gâcher ma superbe coiffure. J'avais passé une heure, ce matin, à tresser ma tignasse rousse - tirant sur le rouge - pour en faire un chignon chic qui m'octroyait un visage plus sérieux. N'ayant rien eu d'autre à faire que d'observer au loin les bandits rassembler leurs affaires et quitter le lieu sans se rendre compte qu'au sein de leur stock, quelques provisions ainsi qu'une petite coupe en or avaient disparu, je m'étais préparée pour la réunion de guilde qui se déroulerait ici même. J'avais personnellement choisi l'endroit, sous les conseils avenants du nouveau Master. Il avait une drôle de tête, celui-là. Bien moins élégant qu'Akira, mais tout aussi puissant. Notre précédent tête-à-tête ne s'était pas réellement passé comme je l'avais imaginé ; en effet, il m'avait gentiment donnée la mission de veiller à l'intégration d'un autre général. Griffith Lightfield, surnommé Sandstorm, enfant chéri du Dragon du Désert. Pourquoi était-ce moi qui se retrouvait avec ce boulot ? Je me suis longtemps posé la question et n'y ai pas trouvé d'autres réponses autres que : Kite était simpliste. J'avais été la première à le croiser depuis sa rencontre avec le Dragon Slayer, donc il m'avait refilé le sale boulot. Encore heureuse que je n'eusse qu'à envoyer deux messages priant mes collègues de rejoindre la Forêt de Tornac ! Le reste, je laissais Rei et Alowin s'en occuper ; les petits nouveaux ne m'intéressaient point. Je me serais même passé de me rendre sur place si ce n'avait été que je devais discuter avec les membres de ma guilde. Et si je pouvais assister à une démonstration de la puissance d'un Dragon Slayer, c'était d'autant mieux !

Une brindille à la bouche, je fis pour l'énième fois de la journée le tour des ruines. La petite coupe en main, je tentai d'évaluer le montant que je pourrais en tirer en la vendant au marché noir. Je doutais qu'elle soit véritablement faite en or, alors il me faudrait utiliser la ruse pour duper les acheteurs. Je réfléchissais à divers scénarios lorsque je surpris une conversation, quelques mètres plus bas. Je n'avais jamais été douée pour reconnaître la puissance magique d'autrui, seulement il m'était impossible de passer à côté des deux personnes faisant messes basses plus loin. L'une des auras me disait vaguement quelque chose, ainsi je repérai un garçon aux cheveux roux en m'avançant la tête discrètement. Rei ! Il était justement en train de se présenter à un petit blond chétif qui avait le regard fuyant. Ce devait être Griffith, notre nouveau compagnon. Il faisait pitié à regarder, mais encore plus à écouter. Il n'avait aucune idée de qui il avait devant lui. Cachée derrière un petit mur, ma cape me recouvrant en totalité, je sortis l'avis de recherche de Tendô ; pour l'occasion, j'avais volé un portrait de chaque membre de la guilde. Il était vrai que sur cette image, Rei avait une allure beaucoup trop classe pour que cela représente la réalité. Alors que je contemplais l'affiche, les yeux dans le vide et les oreilles attentives aux propos du Dragon Slayer, un rapide coup de vent m'arracha le papier des mains. Cette fois, je n'allais pas m'en sortir avec la discrétion puisque les deux jeunes hommes devaient avoir senti ma présence, en tel cas il était préférable que je sorte de ma cachette. De toute façon, le parfum qui ne me quittait jamais peu importait les circonstances devait avoir été porté à leurs narines avec ce maudit vent. Jouant la carte de la femme qui avait tout prévu, je leur fis entendre mon rire moqueur avant de me dévoiler au grand jour en m'assoyant sur le mur de pierre, où les fesses de Rei s'étaient tenues quelques minutes auparavant sans que je ne le sache.

« Bien l'bonjour, les gars ! Je les regardai tous les deux un moment, m'attardant sur le blondinet qui avançaient des propos... disons, tristes. Bienvenue chez Oracion Seis, Griffith ! Tous les rêves d'viennent réalité ici, suffit d'y mettre du tien. Reyes n'est présentement pas dispo', y t'recevras quand t'auras fait tes preuves. Une mission remplie, une réponse accordée. Un mensonge ? Je venais de l'inventer. Je devais bien essayer de manipuler le petit pour savoir s'il était assez naïf pour croire à mon baratin. Du reste, Rei va s'faire un plaisir de t'évaluer. N'est-ce pas, mon cher ? »

Cette petite question était rhétorique, c'était ma façon à moi de m'assurer qu'il ne contredise pas les propos que je venais de lancer à notre interlocuteur. Intention subtile que j'espérais qu'il comprenne. Pour les explications sur la guilde, je les laissais aux autres. Alowin ne devrait plus tarder, désormais. Peut-être se ferait-elle également une joie de briser les espoirs du dragon en lui racontant que Sandlers était mort ? Disparu était le terme adéquat, mais au sein d'une guilde noire de notre trempe, le seul espoir que les membres devaient porter était celui de voir un jour le monde plonger dans le chaos. Depuis ma rencontre avec Rachel Ravenstone, le Dragon Slayer de l'Acier, je m'étais renseignée sur les créatures mythiques du royaume de Fiore. J'en avais conclu qu'il n'en existait pas et que ceux qui prétendaient être des enfants de dragon n'étaient que des humains aux pouvoirs destructeurs, offerts par je-ne-sais quel ermite pas net. Ma conclusion était quelque peu hâtive, mais j'avais tout de même eu l'occasion d'en rencontrer trois. Trois dragonnes. Elles avaient toutes un sacré tempérament. Presque pire que me mien !

« Au fait, j'suis Melodia Shuhebi. T'dois pas savoir grand-chose s'tu nous r'connaît pas ! »

Je lui fis un petit clin d'oeil, histoire de l'agacer un peu. Il ne devait même pas savoir que des guildes noires et des guildes officielles se faisaient la guerre pour avoir le contrôle de Fiore, les unes pour perpétrer des vices et les autres pour défendre les innocents citoyens et appuyer le gouvernement. S'il ne connaissait pas Oracion Seis, c'était le moment idéal pour en faire un pantin qui suivrait les ordres à la lettre. Le manipuler de A à Z. J'espérai que Rei ou Alowin auraient le même objectif en tête. D'ailleurs, il ne devait pas non plus être au courant pour la quête actuelle d'artéfacts aux pouvoirs impressionnants, nommés Régalias. Ni de l'échec de notre groupe à en posséder un. Ah làlà ! Je devrais questionner Rei sur ce qui s'était passé, quitte à recevoir tout son mépris, ressentiment dont j'aimais beaucoup faire l'objet.

J'étais tranquillement assise sur le toit des ruines et cela aurait pu continuer ainsi jusqu'à la fin de la réunion si une personne que je reconnaissais en tant que collègue ne m'avait pas soutiré des mains les avis de recherche que je tenais. Voilà la petite dernière, Alowin Ronslay. Lors de nos précédentes rencontres, nos échanges avaient été si brefs que je ne m'étais pas attardée sur son caractère peu banal. Celui-ci, bien que cela m'en coûtât de l'avouer, ressemblait beaucoup au mien : l'amusement par la manipulation, l'aura sinistre et l'égo surdimensionné. Ce qui nous différenciait ? Nos buts. Les raisons qui nous poussaient à jouer de nos langues de vipère pour obtenir ce que nous désirions. Parfois il s'agissait de passer le temps en faisant peur aux petits enfants, comme cela semblait être le cas aujourd'hui. Yuurei, de son surnom, avait décrit à la perfection la guilde d'Oracion Séis. Car le roux aux pouvoirs de télékinésie, la noiraude aux pouvoirs d'illusion et à la capacité d'empoisonnement, ainsi que moi-même, nous formions l'une des trois guildes piliers de l'Alliance Baram. Une guilde dont les idéaux correspondaient bien à ce que Rei en avait dit, soit renverser le gouvernement par le chaos et reconstruire sur du nouveau. J'aurais cependant préféré qu'il se taise sur la nature de ma magie, parce que cela aurait été plus marrant que Griffith le découvre de lui-même. Ce dernier ne semblait d'ailleurs pas comprendre la moitié de ce nous lui disions. Était-il sourd ou quoi ? Tout ce qu'il réussissait à faire était trembler comme une feuille, une profonde inquiétude voilée dans le regard qui se transformait lentement en grosse panique suivant les paroles d'Alowin. Ce jeune homme avait une certaine aversion pour le mal, cela se devinait rien qu'à la manière dont il se tenait. Les pas à reculons qu'il exécutait ne trompaient point également... il devait avoir une terrible envie de fuir.

Songes-y seulement et t'es mort.

Qui était-il ? Pour qui se prenait-il, à n'avoir jamais volé ni tué d'humain ? Alors nous lui faisions peur ? D'un côté, Alowin pouvait être terrifiante dans sa manière d'agir et au vu des actes qu'elle posait, la petite discussion privée qui avait suivi la langue sur la joue avait laissé notre invité pétrifié. Kite... à quoi pensais-tu en prenant cet innocent sous ton aile ? J'y réfléchissais pendant que les trois autres s'amusaient en se lançant parfois des remarques acerbes. Mon regard fixant le Dragon Slayer, je ne relevai même pas les invitations de Rei à me joindre à eux. Je tentais de découvrir pourquoi, pourquoi et pourquoi il avait été choisi. Peut-être n'était-ce qu'une erreur ? Les maîtres de guilde pouvaient en faire au même titre que leurs membres, surtout que Kite était jeune et inexpérimenté. Du moins, à mon avis, il l'était tout autant qu'Akira Kain. Naïf de croire qu'un jeune homme tel que Griffith Lightfield puisse un jour oeuvrer pour la bonne cause d'Oracion Séis. Naïf, si naïf. Naïf ? J'entendis alors le concerné répondre aux questions posées par Rei, à savoir ce dont il était capable et s'il savait se battre. Le fabuleux discours qu'il nous fit eut la chance de me faire éclater de rire, attirant sans doute tous les regards vers moi. Il était vraiment drôle, ce petit. Mais il avait répondu à la question ! Je trouvais d'ailleurs que nous lui en posions un peu trop. Il ne devait plus savoir où donner de la tête... voilà en quoi un maître de guilde se serait révélé utile. Un seul pour poser les questions et y répondre. Un seul pour faire taire les autres. Un seul pour nous guider. Et un seul pour nous unir.

J'allais commenter notre situation désespérée et m'apitoyer sur notre médiocrité en tant qu'équipe, cependant je remarquai Rei et Alowin côte à côte. Malgré leurs différents, ils arrivaient à supporter la présence de l'autre ; il y avait même une petite place pour moi. Je décidai de répondre à la subtile invitation du rouquin et vint me placer près d'eux, sans toutefois lâcher notre petit dragon des yeux. Ce nouveau général était innocent, naïf et docile, mais il possédait la puissance des Dragon Slayers de première génération. Si nous parvenions à le dresser afin qu'il nous aide dans notre quête, il se révélerait un atout indéniable, je le savais. Il suffisait de lui inculquer fidélité et engagement envers Oracion Séis. Le rendre si dévoué qu'il ne lui viendrait même pas à l'esprit de nous quitter s'il retrouvait son soi-disant père dragon ou si une guilde officielle tentait de le capturer. C'était une tâche qui m'était toute désignée. Bien sûr, je ne pouvais faire abstraction de la présence d'Alowin et de Rei, qui étaient des collègues. Malheureusement je ne pouvais pas leur glisser un mot sur mes intentions puisque le principal intéressé se trouvait quelques pas devant nous.

« Lire et écrire, c'bien ça. Jouer d'un instrument, c'est qu'tu dois avoir l'âme musicienne. Et donc que tu es réceptif, voir sentimental. Ça se présentait bien. S'tu veux, j'te montrerai comment en fabriquer un, un jour ! »

Et un joli sourire pour la cause. Les deux autres se demandaient peut-être à quoi je jouais, mais il ne leur faudrait pas bien longtemps avant de déterminer que je faisais mon travail. Griffith était gentil et généreux, il ne semblait pas avoir levé la main sur un compère auparavant. Il faudrait lui apprendre à se montrer méchant, mais chaque chose en son temps. Pour le moment, nous devions analyser à quel point il pouvait être utile pour Oracion Séis... avec un joli combat ! Le défier un à la fois ou tous ensemble ? La première option nous assurerait de lui montrer notre puissance individuelle, ainsi il se sentirait peut-être oppressé et obligé de se plier à nos moindre désirs. La seconde option nous permettrait de l'amocher un peu tout en pratiquant notre force de frappe en équipe. Bien je me foutais de la vie des gens ici présents et que je n'aurais aucun scrupule à les laisser pour mort lors d'une véritable situation d'urgence - comme j'avais fait avec Nusty -, il était préférable d'instaurer une dynamique de groupe si l'on désirait un jour réussir à abattre le gouvernement. Puisque c'était bien là sa force : il était composé de mages talentueux et dotés d'une volonté inébranlable, volonté qui se rattachait à l'espoir d'aider les habitants et protéger les personnes qui leur étaient chères. Cette volonté, nous devions l'acquérir un jour ou l'autre. Et je l'intensifierais à un tel point que rien ne pourrait tenir face à notre équipe, face à notre chaîne indestructible. Hé ouais, je me voyais bien rester en soutien tandis que les autres effectueraient le sale boulot. Ça m'épargnerait de me salir les mains et les cheveux. Oui, j'aimais bien l'idée. Retournant au présent, je m'adressai à Griffith avec un ton quelque peu malicieux.

« Tes connaissances peuvent être utiles. C'pendant, s'tu sais pas t'battre t'risques de mourir. Aujourd'hui et maintenant. Z'en diriez quoi si on l'forçait à sortir ses sorts de Dragon Slayer ? S'y sait pas s'battre, 'y vas l'apprendre sur l'tas ! »

Ma proposition fit l'unanimité, car nous voulions tous voir ce petit dragon à l'oeuvre. Le pouvoir des Dragon Slayers était légendaire, la rumeur de leur puissance se répandait partout à travers Fiore. J'avais déjà eu l'occasion de combattre Rachel Ravenstone, mais nos échanges avaient été si brefs que j'en étais restée sur ma faim - et sur le dos aussi, mais ce détail est à omettre -. Cette femme d'acier avait le caractère à la hauteur de ses créations : froides et tranchantes. J'avais voulu la manipuler et cela m'a coûté une défaite dont je n'oublierai jamais la facilité. Une seconde rencontre m'avait fait voir toute la folie du Dragon Slayer de l'Ombre, Omura Sasaki, qui semblait posséder plus d'une personnalité. Je ne l'avais pas combattue, cependant j'avais pu assister au massacre de plusieurs personnes à Carmina. Une barbare dans le sang, voilà ce qu'elle était. Les corps broyés, déchirés avec sauvagerie et auxquels elle semblait littéralement avoir pris goût. Elle m'horrifiait et m'intéressait à la fois, car elle était originale dans sa façon d'être. Une bête, une brute, une cannibale, une suceuse de sang peut-être, mais une mage noire qui conservait des secrets écrits à l'intérieur d'un journal, j'en étais certaine. Si j'en prenais connaissance, je pourrais trouver le moyen de la manipuler afin qu'elle m'obéisse. J'aurais alors la force d'un Dragon Slayer pour mes propres désirs... mais chaque chose en son temps. Elena Frost était le troisième personnage féminin ayant été « élevé » par un dragon que j'avais rencontré, au coin d'un bar après un petit verre à Oak Town. Fonceuse, énergique et impétueuse, à l'image de la créature qu'elle représentait. J'aurais cru que tous les Pourfendeurs de Dragons avaient un sale caractère forgé de courage, d'entêtement et de charisme. Or, lorsque je me penche sur le cas de Griffith Lightfield, je vois un enfant, inquiet et inoffensif. Tel un misérable lézard.

Suite à l'invitation de Rei à laisser les filles débuter le combat, Alowin avait lancé sa chaîne pour emprisonner le fugitif, qui avait entrepris de nous fausser compagnie. Le jeune homme s'était lamentablement écrasé au sol, trop absorbé par sa fuite pour éviter quelconque offensive. C'était pour dire, même moi j'aurais été en mesure d'effectuer une petite danse de limbo avant d'éviter la chaîne. Lui l'avait plutôt parée, mais avec son propre corps. D'après son attitude craintive, il ne préparait aucune stratégie et ne semblait pas prêt à tirer sur la corde avec son bras pour inciter Alowin à se déplacer en sa direction et relâcher la pression. Au contraire, il se tortilla tel un poisson coincé dans un filet dans le sens contraire à Yuurei, ce qui eut pour effet de resserrer l'étreinte de l'arme. Un peu plus et il couinait comme un animal apeuré. Il était pathétique. En réflexion aux paroles du rouquin perché sur son arbre, je lâchai un rire niais. C'est vrai, cette recrue était incompétente dans tous les points. Malgré tout, c'était ce qui la rendait amusante. Aussi amusant que le bon accord entre Rei et Alowin, qui ne cessaient de se lancer des piques.

Le petit discours aux menaces cachées sembla avoir un effet sur le jeune homme au sol, qui se releva, empreint d'une détermination plus équivoque que précédemment. Il avait enfin compris qu'on ne rigolait pas avec Oracion Séis. Son poing de sable l'aida à se dégager de la chaîne d'Alowin. Cette dernière n'allait pas apprécier que l'on touche à ses affaires, mais nul doute qu'elle dût être très heureuse de voir un semblant de courage bouger le petit. Il était l'heure de l'affrontement ! J'eus le loisir d'observer d'un angle rapproché la manifestation du pouvoir de Griffith, qui semblait protéger par le sable tournoyant à ses pieds. C'était un joli tour de magie, bien qu'insuffisant pour me faire croire que le sable pouvait être dangereux. J'avais pour habitude de voir les enfants jouer avec en en faisant des châteaux et des biscuits.

« C'tout ? »

Je l'interrogeai du regard, sauf qu'il prit une position qui me dit vaguement quelque chose. Comme s'il allait nous crier ou nous cracher dessus ! La bouche ouverte, j'aurais bien aimé lui lancer une petite aiguille pour le voir s'étouffer dans sa bave et son sang. Malheureusement, la curiosité s'imposa à moi et j'attendis son offensive avec impatience. Si je n'avais pas eu besoin de ma magie pour le faire bouger, il devait nous réserver une petite surprise. Une trop belle surprise pour que je ne prenne le risque de le laisser filer. Hayashi no Kugutsu. Les racines d'arbre se trouvant derrière le jeune homme se faufilèrent tels des serpents pour venir s'entortiller autour de ses chevilles, en toute discrétion. L'arbre en question émit un craquement, mais le Dragon Slayer du Désert semblait trop absorbé par son sort pour l'entendre. Du moins je l'espérais, car de mon expérience je savais que ces mages avaient une ouïe développée. Alors que je tentais d'immobiliser à mon tour notre adversaire, celui-ci souffla une rafale de sable. Je me tenais à la droite de ma collègue, quelques mètres plus loin. Je me ramassai tout de même avec du sable partout. Sur mes vêtements, en dessous de mes vêtements et... dans mes cheveux. Les créatures se tenant à dix kilomètres des ruines durent sûrement entendre mon hurlement, un poil aigu. Cette attaque n'avait pas voulu me faire de mal, mais elle l'avait fait tout de même. Il n'y avait plus d'excuse pour se montrer douce à présent, ça allait faire mal.

Saisissant huit aiguilles que je plaçai entre les doigts de chacune de mes mains, je m'élançai en ne pensant qu'à réduire en bouillie le Diable qui avait osé salir ma coiffure. Du sable venu de l'orifice buccale d'un petit gars en plus, c'était tout ce qu'il me fallait pour me mettre hors de moi. Que les autres restent en arrière le temps que je taille au couteau cet insolent ! J'allais mettre à profit toute mon expérience en combat au corps-à-corps pour viser les organes vitaux et ne pas les rater. Il n'aurait qu'à éviter ou à parer, s'il en était capable !

« J'vais t'le faire bouffer, ton sable ! »

Avait-il vraiment l'intention de... me sauter dessus ?!

Ce n'était plus un humain que je combattais, mais un petit animal qui avait décidé d'attaquer de front avec ses dents à peine plus pointues que le fourreau d'une épée. Le grognement qu'il avait poussé n'aurait pas fait peur à une mouche, alors pour une folle à qui l'on venait de ternir la coiffure, ce n'était qu'une diversion. Néanmoins, la seconde d'hésitation que j'eus sembla lui être favorable, car sans même m'en rendre compte j'avais arrêté le sort qui retenait ses pieds prisonniers. Je courais toujours dans sa direction, façon stupide de me faire remarquer et permettre au petit dragon de se préparer. Je mis mon idiotie sur le compte de la colère qui -particulièrement la mienne - n'était pas à prendre à la légère. De toute façon, le pauvre avait bien besoin qu'on lui laisse une chance de survivre, non ? Au moins, ma détermination à le tuer suffit à le rendre sérieux. L'expression sur son visage avait complètement changé pour passer de l'état soumis à l'état révolté. La lueur d'inquiétude au fond de son regard jaunâtre avait disparu pour je ne savais quelle raison. Il était prêt à me combattre et cela ne me plaisait que davantage ! J'aurais presque eu peur qu'il ne se défende pas, ce qui aurait été désolant puisque tuer n'est pas amusant si la victime ne rechigne pas.

J'étais tout près de lui lorsqu'il se mit sur quatre pattes, chose qui me déconcentra plus que je ne m'y attendais. Malgré ma rage évidente, la seule pensée qui percuta mon cerveau fut : « mais qu'est-ce qu'il fait ? ». Il nous laissait lentement découvrir sa puissance magique, mais son originalité, elle, nous frappait de toute sa splendeur. D'abord les pupilles blanches, ensuite la danse avec le sable et pour finir, la position de chien de garde ! Il était surprenant ce petit. Trop pour que j'anticipe son coup de poing. On aurait dit un chat qui me sautait dessus, griffes sorties en vue de se les faire sur mon magnifique visage. Sauf que je serais tombée bien bas si cette attaque surprise pas si surprise avait pu fonctionner. Il avait suivi mon exemple, il avait prévenu avant d'attaquer ; comme le font les bêtes sauvages pour défendre leur territoire. Était-ce un Dragon Slayer que j'affrontais ? J'en doutais fort. Ces créatures ailées étaient beaucoup plus effrayantes que ce qui se tenait devant moi. Je détestais perdre, alors ça n'allait pas être contre plus faible que moi que j'allais flancher.

Dès que mon adversaire bondit, j'eus le réflexe d'arrêter mon assaut, laissant mes pieds glisser sur le sol afin d'arrêter ma course effrénée. La coulée de sable déjà présente me permit de ralentir l'allure, mais m'enlisa jusqu'au niveau des mollets et je perdis l'équilibre une fraction de seconde avant que le poing de sable ne me percute au niveau du thorax. Bien que l'impact fut moindre, il me laissa tout de même avec un bon mal de tête ainsi qu'une douleur aiguë à la poitrine. Les lois de la physique optant toujours pour la force la plus grande, nous reculâmes quelque peu suite à la collision. J'atterris sur le dos tout en pliant les genoux pour qu'une fois que la bête à la chevelure grisâtre m'ait écrasée de tout son poids, je puisse la projeter le plus loin possible ; la position du soumis ne m'intéressait guère dans ce duel. Donnant un bon coup de jambe à mon agresseur, je me libérai du poids en surplus. Dans la mêlée, je crois lui avoir griffé la peau avec mes aiguilles, que je tenais fermement entre mes doigts crispés. Toute cette action se déroula en à peine trois secondes, mais j'eus l'impression d'avoir assisté à la scène au ralenti. Je revois encore son regard bestial se poser sur moi, me déchiqueter en pensées et dévorer le reste de mes entrailles. Il m'aurait sans doute arraché le nez si je n'avais pas agi rapidement ! Pour ce qui était de la suite, j'eus un peu de difficultés à me relever, n'ayant toujours pas eu le temps d'inspirer toute l'air qui avait été enlevée de mes poumons plus tôt. Je ne croyais pas avoir de côtes cassées, mais il y avait matière à discuter. La seule chose dont j'étais certaine était que mes cheveux avaient trop souffert et méritaient une vengeance digne de ce nom !

Une fois remise debout, je me ruai à nouveau vers mon adversaire. Cette fois-ci j'étais la bête et mes griffes étaient sorties dans le seul but de transpercer le Lightfield de toute part. Ce dernier semblait s'être remis du choc beaucoup plus rapidement que moi, néanmoins le sable qui l'entourait m'empêchait de distinguer les détails. Je fus la première à sortir les poings sans être la dernière à les ranger ; notre bestialité commune semblait être la seule chose sur laquelle reposait cet affrontement. Il s'était repositionné à quatre pattes, seulement dès que j'esquivai son premier coup de griffes il dut reprendre une allure quelque peu humaine afin de pouvoir utiliser ses jambes à bon escient et également parer mes coups de pied. De mon côté, j'avais lâché mes aiguilles en les laissant s'éparpiller partout sur le sol. J'avais besoin de mes mains, de mes jointures, de mes doigts et de mes ongles pour lui faire regretter son attentat irrespectueux envers ma chevelure. Bien que mes attaques s'orientaient un peu n'importe comment, je me débrouillais suffisamment pour esquiver ses répliques et lui rendre la vie dure. Mes muscles étaient loin d'être développés, pourtant j'arrivais à me défendre sans réelle difficulté, excepté l'inconvénient de la vision réduite. Suivre les mouvements du jeune homme se révélait plus difficile à cause des particules de sable qui virevoltaient ici et là. Cependant, le voir se démener pour survivre transforma ma colère en perplexité : j'avais l'impression de me combattre moi-même. Sa silhouette maigrichonne me renvoyait d'autant plus à un effet miroir.

Lorsque j'effectuai un tour sur moi-même en vue d'esquiver une attaque de mon adversaire, je me retrouvai derrière lui. Sous l'impulsion, je frappai son dos avec mes deux pieds pour me propulser loin de lui. En me retournant, je lançai le reste de mes aiguilles en sa direction avec tant de fureur que je suis certaine qu'elles auraient pu traverser un rocher.

« Crève !! »

L'atterrissage fut brutal parce que ma concentration était tournée vers le Dragon Slayer au moment où mes fesses heurtèrent des escaliers. En ouvrant les yeux suite au râle que j'eus poussé, je constatai que nous étions toujours près des ruines qui constituaient la principale attraction de la Forêt de Tornac. Le terrain, par contre, s'était empli de poussière et de sable. Des nuages de saletés flottaient un peu partout. Alors que je croyais avoir tué notre petite recrue, j'aperçus la silhouette de Rei se tenir debout. Il semblait observer quelque chose… de vivant. Non mais ! C'était mon adversaire ! Il était de mon devoir de le démembrer et de l'afficher devant les portes du Conseil des Mages. J'allais me remettre debout lorsqu'un craquement provenant de mon dos m'en dissuada. Mes jambes se faisaient molles tandis que de grosses et dégoûtantes gouttes de sueur perlaient sur mon front et inondaient mes vêtements. J'aurais sûrement d'innombrables contusions le lendemain, avec en prime un affreux mal de dos et une fracture du coccyx. Quel membre hors pair d'Oracion Seis je faisais ! Même mes côtes commençaient lentement à se plaindre alors que quelques secondes plus tôt, elles allaient très bien sous l'action de l'adrénaline. Vraiment… si Rei était celui qui allait me voler ma victime, j'allais devoir avoir une petite discussion avec lui. Qu'il me laisse au moins le plaisir de finir le petit dragon !

« Je… je l'tenais presque ! »

Ma rage n'avait pas d'égal sur le moment. Tout m'énervait, tout me répugnait, tout me faisait grincer des dents. La douleur qui s'insérait petit à petit dans mon corps me procurait une sensation plus que désagréable et m'octroyait d'un étrange rictus sur la bouche. Il était pitoyable de constater mon état, qui fut vérifié par Alowin elle-même. À quel point étais-je devenue aussi faible pour avoir besoin d'un examen médical de sa part ? Je devais avouer que mes réactions étaient bien trop extrêmes pour être saines, car la plupart du temps elles ne m'apportaient que témérité et blessures, sans compter une façon de combattre tout à fait ridicule. Je ne pouvais pas me regarder moi-même me battre, néanmoins les remarques de mes collègues ne firent aucun doute sur le résultat final : il était désastreux. J'étais désastreuse. Je dus piétiner bien fort mon orgueil pour ne pas lâcher un soupir qui aurait traduit toutes mes souffrances du moment. Afin de m'y aider, je concentrai mon attention sur les deux jeunes hommes qui se faisaient face à quelques mètres de nous. Mes yeux plissés analysèrent la scène de fond en comble.

Le jeunot ne semblait pas trop mal en point, comparativement à moi. Une claque au visage m'aurait fait moins d'effet. Alors que je constatais seulement mon piètre niveau de combattante, Rei s'amusait à se faire bienveillant envers celui qui venait de me ridiculiser. Griffith Lightfield. Je n'oublierais pas son nom de si tôt. Ce Dragon Slayer du Sable allait devenir un membre de notre guilde sous la recommandation du maître, il fallait l'accueillir chaleureusement au sein de notre équipe de dévergondés. J'avais été la première à lui apparaître gentille, et voilà que je me retrouvais le derrière en compote, mise en arrière-plan, m'apitoyant sur mon sort pour mettre le cerise sur le gâteau. La situation ne resterait ainsi que très peu de temps, parce que je ne les laisserais pas manipuler un jeune homme si naïf. Je me serais levée si ce n'avait été de la présence qui venait de faire son apparition. Kite. Il était ici, et ce depuis le début. Il avait tout vu, tout entendu. Même mes prouesses au combat.

Une étrange émotion s'empara de moi pendant que je tentais de calmer mon rythme cardiaque brusquement accéléré depuis l'arrivée de l'homme sensé nous guider. J'avais implanté une très mauvaise image de notre guilde dans la petite tête du mage à la chevelure argentée. Là où j'aurais dû lui montrer la noblesse qui allumait nos motivations, je lui avais gravé sur un plateau de granite l'égocentrisme dont nous étions détenteurs. Une femme insolente et capricieuse, c'était bien le dessin que je venais de lui faire de ma personne. Cela avait dû se répercuter sur les autres, parce que le tueur de dragon semblait vouloir prendre la poudre d'escampette. Une boule au ventre - et non des papillons -, je me redressai vivement en sentant Kite passer à côté de nous. Il rejoignit Rei en quelques pas et l'obligea à abaisser la main qui tenait le tampon magique, un objet semblable à celui qui m'avait offert la marque que je portais au bas du dos. Ses paroles se répercutèrent en échos dans le silence qui suivit la démonstration de puissance du rouquin. Mon regard brûlant n'arrivait plus à quitter la silhouette noirâtre et mon corps tout entier était figé, au même titre que celui du Dragon Slayer à ce que je pus voir. L'intervention de Kite eut l'effet escompté : Griffith Lightfield devint officiellement membre d'Oracion Séis.

La réaction de ce dernier fut quelque peu excessive, mais il était mignon de constater qu'il existait encore des êtres aussi influençables que lui. Des larmes salées se mêlèrent au léger coulis de sang sur sa joue et il n'en devint que plus dérisoire. Il était pathétique, comme moi. D'une certain façon, je m'identifiais à lui. Il avait une personnalité fragile et sensible aux autres, ce qui le rendait attachant à mon avis. Trop attachant toutefois pour qu'on le laisse nous échapper. Heureusement que Kite était intervenu, car autrement nous l'aurions perdu. À cause de moi. Un nouvel échec à mettre sur ma liste qui semblait se remplir au fil des jours.

Ce soudain arrêt des intentions de combat me réveilla et les paroles de notre maître défilèrent dans ma mémoire. « Si tu prends ma main, je te guiderais pour trouver les réponses. » Il était chanceux le petiot ; je ne me souvenais pas que quelqu'un m'ait un jour proposé sa main ni son aide. Afin de prouver ma bonne foi également, je fis obstacle du fourmillement de mes jambes pour me diriger vers le trio. Cependant, avant de m'éloigner d'Alowin, je lui soufflai un imperceptible « Tout » en réponse à sa précédente question. Elle n'en saurait pas plus parce que je n'en savais pas plus moi-même. M'avançant pas après pas, je dus me mordre les lèvres chaque fois plus fort pour contrer la douleur dont mon corps souffrait. Finalement, je réussis à me mettre à la hauteur des trois hommes pour poser délicatement une main sur l'épaule du Dragon Slayer. En guise d'excuse, je lui offris le plus beau sourire que j'étais capable de former dans mon état. Le résultat me parut satisfaisant et ma voix se fit plus douce que je ne l'espérais.

« Bien sûr qu'on va t'aider, Griffith. T'fais partie d'la famille maint'nant. »

Il ne se doutait pas qu'il deviendrait notre jouet favoris et notre arme secrète. En tant que manipulatrice d'expérience, je me faisais un devoir d'en faire une machine de guerre, ainsi qu'un toutou fidèle à sa mère. S'il m'avait ridiculisée aujourd'hui, je ne pouvais que m'en prendre à moi-même de l'avoir laissé faire. Dorénavant, je serais plus forte et je nous ferais avancer tous les deux, dans la direction que j'aurais choisie.