Le Deuil apparut seul à l’aube, ses voiles blanches nettement dessinées contre le rose pâle des cieux au matin. Vingt-quatre, conclut Myrcella avec amertume quand on la réveilla, et ils naviguaient seul. En silence, elle maudissait la malveillance du dieu des Tempêtes, sa rage pesant comme une pierre noire au milieu de son ventre. Où étaient passés les vaisseaux ? Elle avait levé l’ancre de Gehenna Island avec trente-deux bâtiments, sur la centaine qui constituait la flotte de l’armée runique, une flotte qui n’appartenait pas à un unique roi, mais au conseil lui même, gouvernée et pilotée par les dix conseillers. Des navires certes plus petits que les énormes dromons de guerre de l’armée royale et des grands marchandes, mais trois fois plus gros que n’importe lequel de leurs navires classiques, avec des coques féroces et des éperons féroces, dignes d’affronter n’importe quel marine ennemi au combat.

Dans la Mer de Désespérance, ils avaient fait provision de grain, de gibier et d’eau douce, avant l’interminable voyage au long de la côte Ouest de Fiore, avec ses récifs et ses tourbillons. Là, la Rune Victorieuse avait secouru un navire naufragé, la grande vogue Noble Dame, à destination du Pyrée, avec une cargaison de pierres précieuses et d’ustensiles magiques en tout genre. La nourriture représenta une soustraction malheureuse à leurs réserves, mais on ne pouvait délibérément pas les abandonner. Quatre-vingt dix neuf navires avaient quitté la forteresse insulaire en trois flottes orgueilleuses, avec l’ordre de se rapatrier dans les grandes casernes navales de l’ordre runique. Le dernier navire à faire son apparition avait été la Sainte Justice, trois jours plus tôt. La veille, trois bâtiments étaient apparus ensemble, voguant lourdement avant d’appareiller. Mais le jour précédent et celui encore avant, il n’y avait rien eu. Les tempêtes, avait grommelé le vice-amiral en venant se présenter devant Myrcella. Ce voyage était maudit depuis le départ, force était de constater les malheurs qui s’abattaient sur l’île.

La jeune femme aurait sûrement pensé la même chose en affrontant la tempête, mais elle était arrivée sans encombre à la base de Tolbac. De plus, elle était aujourd’hui ici en tant qu’assistante d’une éminente conseillère, même si cela ne l’enchantait guère d’attendre et de tenir le compte de toutes les troupes. Si Naminé Orion était ici, c’était sans nul doute pour féliciter les soldats et rattraper la débâcle de l’exécution qui avait sérieusement terni le blason du Conseil. Soupirant comme à son habitude, la magicienne prit soin de revêtir son uniforme et rejoignit sa supérieure qui accueillait le navire du jour. Carnet en main, Myrcella prenait note de toutes les informations que nécessitait le bilan comptable d’une telle expédition et écoutait les paroles suaves de la conseillère avec son oreille restante. Le bâtiment aurait eu besoin de réparations, mais il y en avait déjà bien trop qui attendaient leur tour pour se permettre d’en rajouter un sur la liste. Alors qu’elle suivait studieusement Naminé dans tous ses déplacements depuis qu’on l’avait affecté à ce poste, en prévision des réparations de la forteresse de Gehenna Island et du rapatriement des troupes, l’actrice rêvait que sa supérieure se retourne un jour et lui propose de l’instruire, mais elle n’était pas là pour ça et se tût à chaque fois que cette pensée ébranla son esprit. Ce fut ainsi que comme à son habitude, après une visite courtoise de la part de la meilleure des constellationnistes, les deux magiciennes reprirent le chemin du quartier général sans s’échanger ne serait-ce qu’un mot, si ce n’était le résumé que faisait Myrcella chaque jour de la situation.

Le temps qu’ils atteignent le quartier général , le ciel était noir à l’occident et rose au levant, et les nuages paraissaient. Les mêmes qu’à Crocus, plus à l’Est, songea Myrcella. Elle aurait pu puiser quelque réconfort à l’idée qu’on ne l’ait pas égarée en pleine mer avec ces tempêtes maritimes, mais ce furent les paroles de la conseillère qui vinrent apporter quelques rayons de soleil à cette triste journée. Cette dernière rompit avec le silence habituelle qui s’était installé entre les deux femmes et laissa l’actrice pantoise. Pourquoi avait-elle appris la magie des esprits ? C’était une banale question, mais elle ne se l’était jamais réellement posée. Comment répondre sans commettre d’impair ? Oh et puis à quoi bon composer la formulation adéquate, répondre avec le coeur était sans doute la meilleure réponse qu’elle pouvait lui offrir.

- Et bien, je ne me suis jamais vraiment posée la question. C’est venu tout naturellement, ma mère pratiquait déjà cette magie et j’étais fascinée par l’idée d’avoir des amis. N’est-ce pas une bonne raison que de préférer se battre en équipe ? Sans compter qu’avec le talent de ma mère dans le domaine, je devais avoir quelques prédispositions, même si cela ne fait pas tout. Je dirai que c’est la magie qui m’a choisi plus que je ne l’ai choisi moi même.

Anxieuse, la jeune femme avait peur de paraître pour une idiote et savait très bien qu’elle ne pourrait jamais devenir conseillère si elle commettait des erreurs. Le coeur lourd, elle continuait de marcher aux côtés de Naminé, heureuse de discuter avec, mais tout à la fois frustrée de devoir s’en tenir aux protocoles. Après tout, la chevalière n’était pas l’actrice et elle devait se plier aux usages de sa nouvelle position, ce qui n’était pas sans déplaire à cette fougueuse créature éprise de liberté et d’idéaux. Mais bon, le naturel revenant toujours au galop, elle se stoppa net et interrompit sa supérieure.

- Et vous, pourquoi avez-vous appris la Serei No Maho ? 

Ce n’était qu’une riposte, une simple relance, mais pourtant elle signifiait tellement de chose. Tout d’abord, c’était une façon pour Myrcella de signifier à Naminé qu’elle se trouvait sur un même pied d’égalité. Ensuite, c’était un moyen de briser la barrière qui les séparait et de discuter plus amplement. Pour finir, c’était aussi l’occasion d’en apprendre davantage sur une personne assez discrète et de lui montrer l'intérêt qu’elle représentait à l’égard de la jeune magicienne.

Tout enfant sent la présence de sa mère, se dit Myrcella en voyant les esprits de la conseillère. Ces créatures étaient aimées et elles le rendaient bien à leur maîtresse, cherchant des caresses et des affections de sa part, sans compter l’indéfectible loyauté du bélier majordome, plus communément appelé Capricio. Ce dernier était un esprit unique et d’une extrême rareté, c’était l’une des douze clés d’or et représentait le zodiaque du bélier. Une magicienne de ce niveau ne pouvait que posséder l’un de ces artefacts, tout comme la chevalière en possédait elle-même une. Elle l’avait trouvée lors de sa dernière mission, enfin, si on pouvait vraiment dire qu’elle l’avait trouvée car, pour être exact, c’était plutôt la clé qui l’avait choisie. Emerveillée par l’incroyable collection d’esprits de Naminé, l’actrice en avait même oublié l’échange de bon procédé qu’avait proposé préalablement son interlocutrice et se contentait d’admirer le magnifique plumage du pégase, la queue touffue du renard et fuyait le regard noir du majordome qui l’intimidait, épiant le moindre de ses faits et gestes.

Le regard insistant, la conseillère attendait désormais de voir les esprits de sa jeune assistante qui, bien trop occupée à admirer ceux qui lui avaient été présentés, avait oublié d’invoquer ses compagnons. Ce fut ainsi que sortant deux clés de sa pochette, elle invoqua à son tour deux de ses partenaires. Les premiers à apparaître n’étaient autre que Gemi et Mini, le zodiaque des gémeaux plus connus sous le nom des Gemini, mais Myrcella préférait les appeler chacun par leur nom. Ces deux petits êtres bleus enlacèrent leur invocatrice et lui montrèrent toute l’affection qu’une mère pouvait avoir de ses enfants. Quant au second esprit, il se cachait derrière les jambes de la jeune femme, Léo l’esprit de la constellation du petit lion. Il était tellement mignon et l’actrice regrettait de ne pas pouvoir l’appeler plus souvent, il n’était pas fait pour les combats et elle respectait bien trop ses compagnons pour les envoyer se battre comme sacrifice. Après quelques caresses réconfortantes, Myrcella releva la tête et présenta ses amis à sa supérieure, avec un sourire qui en disait énormément sur les sentiments que la jeune femme ressentait à l’égard de ses esprits.

- Alors, je vous présente Gémi et Mini, deux trouble-fêtes extrêmement gentils qui représentent le zodiaque des Gémeaux et voici Léo, l’esprit du petit lion, mon fidèle ami et le premier esprit qu’il m’ait été donné d’invoquer. Je ne peux guère vous en montrer davantage malheureusement, je ne suis pas encore assez forte pour tenir ouverte trois portes sans mettre ma vie en danger…

Un fossé séparait les deux femmes, cela crevait les yeux. Sa maîtrise était irréprochable et elle avait déjà dépassé un stade que l’actrice ne rêvait même pas encore de dépasser, sa faiblesse était criante. Derrière son sourire de façade, la chevalière préféra taire ses remords et profiter de ce moment entourée de ses compagnons, ces moments de détente étaient assez rares depuis qu’elle appartenait à l’armée, alors autant en profiter !

Agréable était cette journée malgré la grisaille qui pointait le bout de son nez. Des orages tonnaient à l’Est, cela n’annonçait jamais rien de bon et une tempête allait encore secouer la flotte éparpillée de l’armée runique sans aucun doute. Néanmoins, ce n’était pas un sujet auquel la jouvencelle souhaitait penser pour l’instant, cela faisait déjà bien trop longtemps qu’elle jouait les miss météo et qu’elle priait pour que les navires rentrent le plus tôt possible. Souriante et heureuse, Myrcelle profitait d’être entourée de tout ce qu’elle affectionnait le plus au monde pour prendre un peu de repos et boire les conseils prodigués par la conseillère. Cette dernière montra par ailleurs davantage d’intérêts quant aux capacités de la magicienne, s’interrogeant sur ce qu’elle maîtrisait ou non. C’était une question plutôt embarrassante à vrai dire, non pas qu’elle fût déplacée, mais, en réalité, Myrcella ne connait rien d’autres que le sort de base de la Serei Maho. Ainsi, honteuse et sûrement ramenée à sa triste condition, la jeune femme s’empourpra et ne sut plus ou se mettre pour dissimuler sa gêne.

- Je.. Je ne connais aucun autre sort à vrai dire. Pardonnez mon incompétence mademoiselle Orion.

Cette prestation était lamentable. Agenouillée, la chevalière ne pouvait tout bonnement pas rester ainsi les bras croisés et devait se reprendre en main, à moins de passer pour une moins que rien aux yeux de celle dont elle admirait la carrière. Ce fut ainsi que, se relevant avec la grâce d’un cygne et la fierté d’une lionne, elle regarda droit dans les yeux son interlocutrice et entreprit quelque chose qu’elle ne se serait jamais cru capable de faire.

- Conseillère Orion, prenez moi comme élève et apprenez moi tout ce que je dois savoir, s’il vous plait. Je ne suis pas très forte, mais j’ambitionne de le devenir assez pour protéger les gens que j’aime. Dîtes-moi ce que je dois faire.

De l’audace, la jeune femme en avait à revendre. Timide et introvertie, elle avait longtemps fui cette recherche du pouvoir et s’était contentée de ses acquis, mais désormais la donne avait changé. Elle devait devenir une magicienne suffisamment forte pour supporter les espoirs de tout un peuple et pouvoir défendre un pays qu’elle aimait profondément. C’était le rôle des générations existantes de protéger le monde des générations futures, pour qu’eux aussi puissent exaucer leur rêve et prendre le relais dans cette protection perpétuelle.

Comme les premiers éclairs tonnèrent et déchirèrent les cieux, l’orient se teignit de noir et d’or. Les mains abandonnées sur la balustrade de pierre délicatement ciselée du balcon, Myrcella contemplait la marche inexorable de la tempête. Tout en bas, le monde passait insensiblement du blanc à l’indigo, le vert clair des champs, sombre des forêts suivait pas à pas l’invasion lente de l’orage. D’imperceptibles embruns frôlaient le visage de la jeune femme. Elle se ravisa et suivit Naminé qui l’emmenait dans un lieu adéquate pour parfaire sa maîtrise de la magie, remontant les ruelles de la grande cité portuaire jusqu’à ses hauteurs. De là, on avait une vue incroyable sur toute la ville et même sur la campagne environnante, sans compter ces dégradés de couleurs lorsque le climat luttait entre la colère et l’accalmie. Par ailleurs, la conseillère avait accepté de former la magicienne et l’amenait dans une salle d’entraînement, ou plutôt une zone d’entraînement pour être exact, puisqu’il n’y avait pas de toit. Ses occupants déguerpirent à la simple vue de la Star Lady, ce qui laissait le champ libre aux deux jeunes femmes.

Cette mission n’avait pas eu que des inconvénients, sa tâche lui avait permis de fructifier sa mémoire et en pareille occasion, cela ne pouvait que lui être favorable. Elle mémorisa ainsi sans encombre tout ce que lui avait montré sa supérieure et écouta ses dernières recommandations. Il fallait donc que Gemini l’accompagne pour faciliter l’exercice, ce n’était pas une mauvaise chose : elle avait rarement eu l’occasion de l’appeler depuis qu’elle possédait la clé des gémeaux. Plusieurs tentatives furent nécessaires avant que les deux Myrcella apprennent à entrer en symbiose et combiner leur puissance respectives. Désormais sur la même longueur d’onde, ils ne leur restaient plus qu’à prononcer l’incantation tout en concentrant leur énergie pour ouvrir la porte du monde des esprits.

Observe le ciel et ouvre-le. Par le scintillement de toutes les étoiles de l'univers. Montre-moi ton apparence. Ô Tetrabiblos, je suis la maîtresse des étoiles. Ouvre-moi les portes du tourment et de la perfection. Que les 88 étoiles des cieux s'éclairent maintenant. Urano Metria !

Des cercles magiques dorés dans les yeux, une puissante aura de magie les recouvrit et alors même qu’un éclair jaillit au dessus de leur tête, quatre-vingt-huit constellations jaillirent et percèrent le ciel, dissipant les nuages et la tempête. Exténuée, Myrcella se mit à genoux et la porte des Gemini se ferma derechef, elle refusait de se servir de sa Second Origine pour le moment et un tel sortilège consommait une telle quantité de magie qu’elle n’en possédait plus assez pour maintenir ouverte la porte de ses esprits. C’était un sort redoutable, à n’en point douter, mais l’endurance de la magicienne était encore à travailler. Alors que des gouttes de sueur perlaient sur son front, elle leva la tête en direction de Naminé et affichait un sourire guilleret, comme pour la remercier de l'aide apportée. Pour une première tentative, la jeune chevalière pouvait certainement être fière d'elle, mais seule la conseillère pouvait juger de la réussite ou pas de l'exercice et lui signifier ses bonnes grâces.

Une main tendue pour l’aider à se relever, une certaine admiration à demi-dissimulée dans le regard de son interlocutrice : Myrcella n’en revenait pas. Elle avait réussi à exécuter ce sort ancien après seulement quelques tentatives ratées, même si elle ne savait pas encore très bien doser la puissance. Ses jambes avaient cédé sous l’ampleur de cette déferlante de constellations et retrouvait désormais peu à peu l’usage de ces membres, plus ou moins endoloris par cette soudaine décharge d’énergie. L’actrice était fière d’avoir accompli cette prouesse et voyait dans le regard de Naminé une certaine fierté, comme si cette dernière formait la génération future pour que, était-ce peut-être la vérité, Myrcella la remplace un jour au Conseil. La tempête avait cessé et les nuages dispersés laissèrent place à la splendeur d’un ciel bleu dégagé. La conseillère venait de permettre à sa jeune disciple d’obtenir les outils nécessaires pour éloigner le mal et les ténèbres, tout était désormais entre les mains de la jeune femme.

Mademoiselle Orion aida sa comparse à se relever et la gratifia de quelques compliments. L’actrice était profondément touchée de l’attention que lui avait accordé sa supérieure, mais, en y repensant bien, c’était peut-être simplement une façon de sympathiser avec une maîtresse de la Serei Maho, les adeptes de cette magie se faisant de plus en plus rares. Debout, après une injonction amicale de la part de la conseillère, la magicienne s’exécuta et elles reprirent toutes les deux le train-train quotidien de leur journée depuis qu’elle était à la caserne de Tolbac. L’ambiance était toutefois beaucoup plus détendue et les deux collègues prenaient le temps de discuter bien qu’elles ne l’auraient fait auparavant. La journée eut tôt fait de se terminer et le soleil déclina au profit d’une nuit sans lune, laissant tout loisir à l’actrice de prendre un bon bain pour se remettre des événements du jour. Son corps nu entrelacé dans un amas de bulles de savon, elle se mit à penser qu’aujourd’hui était la naissance d’une nouvelle amitié et de s’en aller dans son lit, le sourire aux lèvres pour sombrer dans les méandres du sommeil après cette éreintante journée.

Cette nuit-là, Myrcella Heaven rêva d’une bataille qui teignait les collines de Fiore d’un rouge de sang. Elle se trouvait en plein milieu, octroyant la mort avec son épée aux prêcheurs des ténèbres, combattant aux côtés d’une armée qui lui appartenait tandis que tournoyaient les constellations au-dessus d’eux dans les cieux. Dans le rêve, elle portait une cape surmontée d’un col en hermine. Rei Tendo menait l’ennemi, aussi le tua t-elle avant qu’il ne s’échappe une fois de plus. Puis elle tua les jumeaux requins, frappant l’un au visage jusqu’à ce que n’en reste que ruines sanglantes et pleurant à chaque coup qu’elle donnait. Ce ne fut qu’à la fin du combat qu’elle s’aperçut que tout le monde était mort et qu’elle n’était plus que seule dans ce champ de désolation. Quand elle s’éveilla, des gouttes de sueur perlaient sur son front et ses membres étaient raides comme du fer, ce ne devait être qu’un mauvais rêve. Après tout, bien qu’elle fusse dévorée à certains moments par le sentiment de vengeance, c’était loin d’être le genre de la jeune femme que de tuer par dizaines des gens qu’elle aurait préféré sauver : n’était-ce pas la raison pour laquelle tant de gens lui confier leurs espoirs ?