Il paraît que l'être humain sait apprendre de ses erreurs. Haru était donc revenu, un peu honteux, au QG de Silent Night. Le garçon n'était pas particulièrement fier de lui. Il avait, après tout, collaborer avec un mage officiel et avait même participé à lui sauver la vie. Ce qui le dérangeait le plus, ce n'était pas d'avoir assister à son insu un potentiel ennemi, c'était plutôt que, malgré les consignes que son maître lui avait souvent répétées, il n'y voyait pas vraiment le mal. Kochikaze savait pourtant très bien que son meilleur atout pour survivre dans ce monde de brutes, restait, comme le lui avait enseigné Léonard, la fourberie. Cacher qui il était, mentir, trahir, ce genre de choses qu'il faisait désormais sans ciller. C'était un voleur après tout. C'était sa vie et elle était très bien comme ça... !

Haru avait passé les deux jours suivants à dormir. Son corps semblait à nouveau entrer dans une phase de fatigue et de délassement intense. Il avait finalement réussi à se lever, se laver, manger, redevenir un humain normalement constitué. Il avait encore sommeil mais ce ne serait pas bon qu'il se laissât aller à se coucher pour la fin de semaine. Le narcoleptique avait finalement opté pour une petite promenade au marché noir, histoire de se dégourdir un peu les jambes et se rendre un peu utile. Ce n'était vraiment pas le moment de devenir un fardeau pour les autres avec ses crises de sommeil intempestives.

Une fois hors de l'enceinte de la guilde, il fut aussitôt accosté par un inconnu. Toujours se méfier des inconnus, ces potentiels espions à la solde du gouvernement ! Le garçon releva timidement la tête et analysa avec de grands yeux innocents et cernés l'homme qui venait de l'interrompre dans sa promenade salutaire. Il était brun et lui souriait d'un air gentil. Tout le monde lui souriait comme ça généralement et le prenait pour un vulgaire gamin. Il détestait ça ! C'était un peu l'inconvénient d'avoir le physique d'un enfant.. ou plutôt l'avantage ! S'il n'avait pas eu cette même candeur, il aurait pu faire un mage vraiment fourbe. Il devrait essayer de temps en temps... Haru lui rendit son sourire, d'un air faussement enjoué alors que ses cheveux broussailleux lui masquaient un peu la vue. « Bonjour Monsieur ! clama-t-il gaiement tout en continuant d'observer son mystérieux interlocuteur. »

L'étranger voulait savoir si un certain vous recruter des gens. C'était quoi encore que ce bordel ? Il pensait vraiment débarquer sur le territoire de Silent Night pour se faire embaucher sous les regards indiscrets des patients ?! C'était certainement un piège.. Haru le fixa un peu plus sévèrement et haussa les épaules. Il y avait quelque chose dans le regard de l'homme qui lui laissait entendre qu'il avait affaire à un dur à cuire. Son sourire s'estompa peu à peu. C'était chiant.. Y'avait pas des hôtesses d'accueil pour analyser les nouvelles recrues et voir si leurs motivations étaient vraiment sincères ?

Le mage dépassa son interlocuteur sans lui jeter un seul autre regard. Ce n'était pas son problème après tout. Il n'était pas là pour se faire des amis. Il avait son maître et lorsqu'il essayait de s'en faire il se trompait toujours et accordait sa confiance à ses chiens du gouvernement. Il n'était pas assez doué pour la communication et les rapports humains. Il en avait oublié son fameux manuel de civilité d'ailleurs. D'un autre côté, il tenait peut-être là un moyen de se rendre utile justement. Il n'avait qu'à sonder un peu le nouvel arrivant pour voir s'il était digne de confiance. Sous ses airs enfantins, on le prendrait pas forcément pour un membre de Silent Night.. Autant profiter de ce semi-anonymat.

« Viens ! s'exclama-t-il joyeusement à l'adresse du nouveau venu. On va faire un tour par là-bas ! »

Il ne commettrait pas la même erreur qu'avec Yuki Yonde. Il le questionnerait un peu et s'il s'avérait qu'il avait affaire à un ennemi, il l'éliminerait sans aucun remord. Maître Léonard serait fier de lui ! C'était une bonne journée en fait ! Shala lala la ! Haru continua sa marche d'un pas léger, sûr que l'homme, intrigué, le suivrait.

Haru avait entraîner l'étrange visiteur un peu plus loin des portes de la guilde. C'était un peu gênant que n'importe qui pût trouver ainsi leur repaire sans être plus inquiété que de raison. Son physique d'enfant lui permettait toutefois de passer pour une innocente créature, ce qu'il n'était pas lorsqu'il devenait l'arme de son maître Léonard. S'il avait été moins naïf sur la nature humaine, il aurait pu faire des ravages, mais des années passées sous terre, l'avait un peu déconnecté des réalités de ce vaste monde.

L'inconnu lui demanda si cela le dérangeait qu'il le tutoyât. Ça lui allait. Il n'aimait pas utiliser le « vous » en règle générale, sans doute un vestige de l'enfant insouciant qu'il avait pu être dans sa jeunesse. Il hocha donc la tête pour accepter la proposition de l'homme qui se tenait près de lui. Il pensait faire un peu de tourisme donc ? Haru écarquilla les yeux. C'était pas très amusant de visiter le marché noir en fait. Et si c'était un espion du gouvernement chargé d'espionner leur petite affaire ? Pourquoi les gens étaient aussi fourbe ?! Autant éviter de lui laisser trop en voir finalement. Il stoppa net sa marche et détailla une nouvelle fois son interlocuteur, sans rien dire. Il avait tellement était stupide lorsqu'il s'était laissé approché par un mage officiel la dernière fois qu'il en avait peur de commettre une nouvelle fois la même erreur.

L'homme lui révéla alors son nom. John Doe qu'il s'appelait... Ça ne lui disait rien. Le mage hocha la tête en guise de salutation. Devait-il lui aussi décliner son identité ? Il ouvrit la bouche prêt à le faire, estimant que cela n'engageait pas à grand chose, mais son interlocuteur poursuivit dans un flot de mots que le garçon ne comprenait pas toujours. Grailler ? Glauque ? Out ? Le visage si fermé de Kochikaze jusqu'à présent laissa apparaître de nouvelles émotions comme la perplexité alors que sa bouche restée grande ouverte face à l'incompréhension qui le saisissait.

« Excuse-moi..., dit-il en se grattant un peu le cuir chevelu nerveusement. [color=#006600]Mais j'ai pas compris.. Ça veut dire quoi grailler ? […] Sinon je m'appelle Haru Kochikaze mais tu peux m'appeler Haru ou tout simplement ne pas m'appeler. Je peux t'appeler John, moi ? »

Il était pathétique. Il soupira, les joues un peu rouges, fâché de ne pouvoir saisir ce qu'on voulait lui dire. Il se sentait tellement inutile parfois. Il lui fallait des réponses pourtant pour avancer, savoir s'il pouvait faire confiance à ce fameux John Doe ou s'il fallait s'en débarrasser pour plaire à Léonard. Il s'approcha un peu et prit la main de l'homme pour l'agiter dans le vent ce que son manuel de civilité appelait : « serrer la main ».

« C'est quoi fun, ajouta-t-il en repensant aux propos de son interlocuteur. »

Il lâcha alors la main qu'il avait prise sans y être invité, estimant qu'il l'avait assez secoué en l'air. C'était le cas, il l'avait d'ailleurs serrée bien trop longtemps, preuve qu'il n'était toujours pas familier avec ce salut pourtant si basique dans les rapports humains. Et si l'inconnu parlait un langage codé ?!

L'inconnu dégageait une aura écrasante et parler un langage tellement particulier que le voleur de Silent Night ne comprenait pas réellement ce dont il voulait lui parler en fin de comptes. C'était plutôt gênant... Haru lui avait alors demandé, comme le ferait un enfant, le sens des mots qu'il ne connaissait pas, dans le but d'ouvrir enfin un dialogue en apparence sur à pied égal. Il n'avait pas non plus omis, comme le demander des présentations en bonne et due forme, de prendre la main de l'homme pour le saluer alors qu'il lui déclinait son identité. C'était justement à cet instant précis que la conversation prit un nouveau tournant que l'esprit presque ingénu du jeune homme ne put tout à fait saisir...

John Doe se pencha vers lui pour approcher ses lèvres près de son oreille pour y murmurer quelque chose. Parler d'une manière aussi proche à une personne signifiait d'après le manuel entrer sur le ton de la confidence, position que l'auteur qualifiait de peu décente surtout lorsqu'un tiers se trouvait dans les environs et s'en retrouvait de fait exclu de la conversation. Ce n'était heureusement pas le cas actuellement. L'honneur était sauf. Haru ne comprenait pas pour autant pourquoi son interlocuteur se bornait à vouloir garder des paroles aussi banales secrètes. Il n'était pas sourd en outre. La signification de son prénom n'avait rien d'un secret défense. Mais John poursuivit son étrange langage. Il trouvait que cet appellatif allait bien avec ses yeux et il aimerait bien les lui voler. Lui voler ? Les yeux ?!! Lui voler les yeux ??!! Le corps du garçon se raidit aussitôt, tandis qu'il plongea sa main dans sa poche à graines prêt à repousser cet espèce de psychopathe. Il avait trop besoin de ses yeux pour permettre qu'on les lui arrachât sans qu'il ne se défendît avant.

Haru ne bougea pas pour autant, attendant, le moindre geste agressif de la part de son potentiel adversaire. Heureusement, cela ne vint pas. L'étranger en se redressant affirmait qu'il voulait faire confiance au garçon et l'invitait à se positionner entre être actif ou passif – de quoi ? Sans doute vis-à-vis de la situation. Or, le mage de Silent Night entendait bien restait maître de la situation et tonna en fronçant les sourcils : « Je reste actif de la situation, John. » Il était très sérieusement passé à côté du sous-entendu scabreux sans s'en rendre compte et en faisait un bien douteux à son tour de fait. La réponse, néanmoins parut suffire au nouveau venu qui, reprenant une posture normale, concéda finalement à lui expliquer le sens de certains de ses mots. Le mage ne manqua pas de les noter dans un coin de son esprit. Grailler égale Manger. Fun égale Drôle. John égale bizarre. Ce dernier ne manqua, par ailleurs, de lui donner à entendre de nouveaux termes dont il ne comprenait pas le sens aux vues du contexte. Joe avec des crocs ? Sérieusement ?

John Doe conclut ses explications par son souhait de manger – ou plutôt de grailler – et d'en apprendre davantage sur son interlocuteur. Le brun soupira, fermant momentanément ses pupilles émeraudes avant de les rouvrir. Il n'avait pas trop sommeil pour ça, c'était déjà une bonne chose. Il haussa alors les épaules et trancha : « Va pour un repas, mais c'est toi qui paye. » Un voleur faisait toujours attention à ses finances après tout ! Et se faire inviter à manger, c'était déjà ça d'économiser. Certes, c'était impoli d'après son manuel de civilité, mais il n'avait pas encore lu le chapitre « Se faire inviter à dîner » de toute façon. Il se rendrait compte de son erreur lorsqu'il l'aurait assimilé.

Il s'avança un peu en invitant son interlocuteur à le suivre. Il désigna alors un stand improvisé de brochettes et de grillades qui trônait non loin. Quelques tables étaient disposées en vrac tout autour afin que la clientèle de passage pût s'asseoir pendant cette maigre collation. Les gens ne mangeait pas beaucoup à leur faim au marché noir en règle générale. C'était bien mieux d'en être les maîtres en intégrant Silent Night. Haru s'assit sans plus attendre et fixa l'homme qui s'installait en face de lui.

« Tu veux en savoir plus sur moi ? marmonna-t-il un peu décontenancé avant de s'élancer à son tour dans un flot de paroles. Haru Kochikaze, vingt-cinq ans, membre de Silent Night, ça te suffit ? Est-ce que tu es du gouvernement, John ? T'es un ennemi ? Pourquoi tu veux m'arracher les yeux ? Je te préviens, si tu essayes, je serai dans l'obligation de me défendre. »

En réalité, Haru n'avait pas vraiment faim. Il venait de se réveiller d'une sieste de plusieurs jours et comme n'importe quel être humain la vue de la nourriture au lever pouvait plus susciter une répulsion qu'autre chose. Il avait toutefois sommé John Doe à l'inviter à manger pour pouvoir discuter tranquillement avec lui comme cet étrange bonhomme le désirer. Le mage de Silent Night ne comprenait pas vraiment cette obstination à passer un entretien en mangeant. C'était assurément convivial avec n'importe quel individu normal mais il avait lu, en revanche, qu'il était plus qu'impoli de parler la bouche pleine. Comment converser en mangeant sans offrir la vue des aliments mastiqués dans son gosier ? C'était un problème qui l'inquiétait presque autant que son interlocuteur ne voulût lui arracher les yeux. Même si ses efforts ne se voyaient pas, il voulait vraiment essayer de se sociabiliser avec les autres. Sa naïveté face à Yuki en avait été, malheureusement, la preuve peu flatteuse. Venir en aide à un mage officiel, c'était d'une nullité...

L'homme remplit généreusement deux verres d'un liquide transparent qui n'avait pas l'air d'être de l'eau. Sûrement du saké... Léonard aimait bien s'en délecter après une mission ou un entraînement avec son disciple. Haru le regardait boire sans rien dire puis lorsque son maître le forçait, il cédait et portait aussi le liquide à ses lèvres. C'était amer et donnait une curieuse sensation de chaud dans son estomac d'abord et dans tout son corps. On pouvait dire que le jeune homme n'appréciait pas vraiment le saké mais on lui avait expliqué qu'il était primordial de trinquer pour paraître aimable et que savoir tenir l'alcool était toujours un bon point pour interroger une cible sans risque d'en dire trop de son côté. Enfin, ça c'était la théorie... Mais déjà John proposait de se rincer le gosier avec cette liqueur après qu'il ait fait une « plus ou moins longue introduction » auparavant. Kochikaze hocha la tête et écouta avec attention car il savait qu'il était parfois ardu de suivre le fil dans les propos de cet homme-là au parler résolument trop moderne pour qu'il puisse le connaître et le comprendre.

John Doe commença par une série de suppositions. La première était qu'il estimait que Haru lui mentait peut-être. Il se fourvoyait. Pour être honnête, le garçon s'était contenté de dire l'absolue vérité. Aucune information ne touchait directement sa guilde, il n'avait donc même pas eu à arrondir les angles. Et sur quoi il pouvait bien mentir d'abord ? Son interlocuteur poursuivit par sa deuxième hypothèse où, selon celle-ci, le mage de Silent Night était sincère sur son âge mais que, dans ce cas, il risquait souvent de se faire avoir. Le brun aux yeux verts fronça les sourcils. Il n'aimait pas ce genre de réflexion parce qu'elle lui apparaissait fondamentalement vraie, mais l'admettre reviendrait à avouer qu'il était une arme inutile pour son maître. L'étranger se montrait bienveillant mais c'était agaçant... Pire, déroutant. Le jeune homme avait bien envie de protester, mais il laissa poursuivre son homologue dans ses explications en le fixant, inquiet qu'on pût le cerner aussi facilement.

L'exposé s'acheva par les réponses aux choses que Haru avait demandées et sur une série de questions renvoyées par l'inconnu. Il ne lui arracherait pas les yeux. Ce n'était qu'une image pour lui faire un compliment. Drôle de façon de faire un compliment... Kochikaze accueillit cette révélation en inclinant la tête respectueusement comme il l'avait lu dans son manuel : « Merci, Monsieur, se contenta-t-il de dire mécaniquement, le rouge lui montant légèrement au nez. »

En outre, ce n'était pas un agent double, tout du moins, il ne lui dirait pas si c'était le cas. Le mage l'avait observé lorsqu'il avait fait cette déclaration : il n'avait même pas haussé un sourcil, pas tremblé. Soit c'était la vérité, soit il avait devant lui un as du mensonge et de la belle parole. Il inspira profondément et ferma les yeux en cherchant que choisir. Faire confiance une nouvelle fois au risque de se tromper ou rester fermé mais n'avoir pas les cartes en main pour vérifier s'il avait bien fait ou non par la suite. Il s'apprêtait à rétorquer lorsque son interlocuteur, son verre à la main, l'invita plutôt à trinquer. Il se contenta de hocher la tête avec un timide sourire avant de s'emparer à son tour de sa boisson. Les verres tintèrent l'un contre l'autre et Haru en but une petite gorgée pour ne pas faire affront. Une fois les gosiers rincés, il put enfin prendre la parole.

« Je vais faire le pari de te croire alors, conclut-il en posant ses petits yeux verts sur le visage de John. Ne soyons pas ennemi pour l'instant. Du moins, pour le moment... Je pourrais toujours rattraper une erreur ensuite. »

Il se garda bien de dire qu'il en faisait pas mal lorsqu'il ne faisait pas attention. Ce n'était pas le but de cet entretien. La viande commençait à être cuite et son délicieux fumet lui chatouillait les narines. Il avait faim finalement. Plusieurs jours à dormir sans manger, ce buffet tombait à point nommé en réalité. Haru guetta les réactions de John. Est-ce qu'il pouvait lui faire vraiment confiance ?

« Je ne t'ai pas menti, ajouta-t-il. J'espère que tu me diras la vérité en retour. Comment as-tu trouvé Silent Night ? On n'est pas du genre causant sur nos activités normalement... »

Le visage du garçon mêlait à la fois sérieux, sévérité, doute et timidité. Il n'était vraiment pas la personne la plus qualifié pour mener un interrogatoire. Il ne se voyait que comme le prolongement du bras de Léonard pour frapper lorsque celui-ci le lui demandait. Les grands discours, ce n'était pas son fort. Et toujours cette peur de mal faire, de se tromper. La vie était bien compliqué lorsqu'on avait vingt-cinq ans et un corps d'adolescent.

Quelle étrange conversation ! Haru ne s'y connaissait pas particulièrement dans un échange prolongé de paroles ni même dans un supposé entretien d'embauche, mais il avait la désagréable impression que le moindre de ses mots étaient analysés par son interlocuteur. C'était peut-être les bases d'une discussion mais comme l'adolescent peinait déjà à les maîtriser toutes, il ne pouvait pas s'empêcher de redouter de faire un faux pas ou plutôt que ce certain John Doe ne cherchât à lui jouer un mauvais tour, d'une façon ou d'une autre. Léonard disait toujours qu'il fallait être méfiant, mentir, jouer un rôle si on voulait survivre dans un monde aussi dangereux. C'était ça la vie de membre de Silent Night. La prudence, la méfiance... La camaraderie aussi, peut-être... Ne jamais savoir où se trouver ses amis. Méfiance, méfiance...

Comme pour chasser ce genre de doutes légitimes, l'étranger eut un geste bienveillant à son égard et poussa une assiette de grillade vers le jeune homme afin qu'il puisse se restaurer. Son estomac gargouilla joyeusement face à cette charmante invitation, ne manquant pas d'en mettre mal à l'aise le propriétaire. Trahir sa faim, c'était déjà trop s'exposer soi-même. Aussitôt Haru baissa la tête vivement d'un air solennel et respectueux pour reprendre ce même refrain mécanique : « Merci, Monsieur. » Le manuel disait qu'il fallait rester poli pour se faire respecter et même apprécier. C'était comme apprendre du vocabulaire dans une langue étrangère. Il se contentait de répéter les phrases bien venues d'une manière automatique lorsqu'il les jugeait nécessaire à la conversation.

John lui révéla qu'il était un voleur. C'était, dans un sens, logique qu'il voulût rejoindre une guilde de l'envergure de Silent Night, mais, en théorie, cette profession ne s'exerçait jamais seule. Il avait peut-être une bande de copains ambitieux, désireux de voler cette reine du marché noir. Si tel était le cas, il serait accueilli comme il se devait et puni sans perdre une seule minute. Le voleur n'alla pas plus loin dans ses explications, préférant le reprendre sur sa précédente phrase. Il ne devait plus dire « Merci, Monsieur. » C'était pour les enfants et il ne l'était pas. Le sourcil gauche du brun aux yeux verts se releva, intrigué. Est-ce que son livret serait erroné ? Néanmoins, ce qui le surprenait le plus, c'était que quelqu'un voulût le considérer, au-delà des vulgaires apparences, comme un adulte et non comme le gosse qu'il avait l'air d'être. C'était... gentil, mais cela voulait dire aussi que son interlocuteur ne serait pas dupe et serait sans doute intraitable avec lui. Généralement, les gens s'obstinaient à le voir comme un jeune adolescent, le traitait donc avec sympathie et lui faisait facilement confiance. C'était facile de voler dans ce genre de situation, de duper. Avec ce John Doe ce serait sans doute impossible. Malgré tout, Haru le gratifia d'un maigre sourire en inclinant la tête en guise de remerciement. « Bien. Mon.. Bien !, se reprit-il tout simplement. » Ça faisait du bien de ne pas être infantiliser pour une fois.

Son homologue poursuivit son récit. Haru ne comprenait peut-être que les deux tiers de cet étrange langage mais il se garda de l'arrêter pour lui demander les sens des mots « poutrer », « parkour » ainsi que la formule « mettre profonde » qu'il ne connaissait visiblement pas. Et pourquoi se comparer à un gardon ? Ce n''était sûrement pas très flatteur... Il résuma dans sa tête l'histoire de John en enlevant ces morceaux problématiques qu'il ne maîtrisait pas assez pour qu'ils puissent faire sens. Doe s'était arrêté pour manger avec lenteur et délicatesse une brochette. C'était bizarre à le voir. Il avait une certaine carrure et Haru ne l'aurait jamais imaginé porter les aliments à sa bouche avec autant de soin. Il fit de même avec bien moins d'adresse. Il avait faim. Il profita du temps de la mastication pour poursuivre son récapitulatif mental. John appartenait à une confrérie de voleurs mais celle-ci avait été attaqué par un mage de Silent Night qui avait réussi à la défaire à lui tout seul. La classe ! Le regard vert du garçon s'anima de fierté avant de s'obscurcir à nouveau. Se réjouir du malheur des autres, c'était bon pour le champ de bataille, ça n'avait pas sa place autour d'un bon repas. L'adolescent inclina une nouvelle fois la tête en guise d'excuse pour ensuite énoncer une nouvelle phrase toute faite, tirée de son manuel de civilités :

« Veuillez accepter mes excuses, articula-t-il à la perfection. Mais la vie de voleurs est comme ça. Il ne faut pas avoir de scrupules, je pense. Mais... Simple curiosité... Qui était ce membre de ma guilde ? »

Il était bien moins à l'aise lorsqu'il fallait formuler des expressions de son propre cru, mais il voulait bien savoir qui avait pu défaire une confrérie à lui tout seul. D'un autre côté, ce détail pouvait avoir son importance pour voir si John Doe disait vraiment la vérité. Mais pourquoi vouloir rejoindre la guilde qui avait détruit son foyer ? C'était un peu bizarre... Il mordit une nouvelle fois dans sa brochette pour apaiser son petit ventre.

« Tu veux te venger ? »

La question était partie toute seule alors qu'il venait de reposer le pic délesté de toute sa viande. C'était, aux yeux de Kochikaze, la seule raison valable. John allait-il chercher à lui seul de défaire la glorieuse Silent Night ? Si telle était le cas, c'était stupide et impossible. Il soupira. Si c'était le cas, il l'arrêterait dans cette ambition idiote. Il ne lui ferait pas trop mal pour le remercier pour le repas. C'était sans doute mieux qu'il s'en occupât lui-même. Il était peut-être un peu moins fourbe que les autres. Ses yeux verts fixaient une nouvelle fois son interlocuteur à l'affût de la moindre de ses réactions ou d'un quelconque comportement hostile.

Malgré tous les efforts qu'il pouvait mettre en place pour essayer de comprendre son homologue, Haru ne réussissait qu'à intercepter une parcelle des propos de l'homme qui se tenait en face de lui. Son échec avait comme un arrière-goût amer qu'il se gardât bien de révéler à haute voix en demandant le sens de ne serait-ce qu'un seul mot employé par l'inconnu. Il se contentait d'écouter, ses yeux d'un vert perçant ne quittant pas le visage de celui qui s'adressait à lui. Il était bizarre ce John Doe. Kochikaze ne pouvait pas se vanter d'être un modèle de normalité ou même un exemple à suivre, mais il fallait bien reconnaître que le mystérieux visiteur du marché noir adoptait parfois une attitude des plus singulières, à l'image de son parler si... original.

L'homme semblait s'agiter un peu. Sa tête pivotait à droite à gauche puis il se mit à guetter derrière lui comme s'il se sentait menacer et que ce qu'il avait à confier était primordial et devait rester secret, comme si ce mystère devait en rester un et risquait malheureusement d'être intercepté par des oreilles indiscrètes. Haru fronça une nouvelle fois les sourcils, à l'affût, prêt à congédier toutes personnes malvenues qui empêcherait John d'exprimer le fond de sa pensée et répondre aux questions qu'il pouvait bien lui poser. L'étranger ne cessait pas de le surprendre. Il agissait en dépit de toute logique communicative énoncée dans son manuel des civilités. L'homme se regardait à présent dans un miroir. Pourquoi ? Il aurait pu être beau ou laid, Haru n'était pas là pour juger du physique de ses potentiels futurs associés. Il n'y avait que Léonard qui rayonnait sur tous les points de toute façon.

John sortit de son-contemplation qui ne manquait pas de mettre mal à l'aise le garçon. C'était un peu déplaisant de devenir moins intéressant qu'un morceau de verre, mais il ne s'en formalisait pas pour autant. Il n'était qu'une ombre et il n'avait nullement l'intention d'attirer l'attention sur lui de toute façon. Le voleur rangea son petit miroir. Il lui parla de l'état de ses cheveux. Pas un poil blanc sur le crâne d'après lui. Il s'en fichait, Haru, lui de savoir si son interlocuteur allait souffrir de calvitie ou non. Il ne voyait aucun intérêt chez les gens en règle générale pour être tout à fait exact. Il leva les yeux au ciel un peu agacé. Si c'était une façon de détourner son attention, ça n'avait fonctionné qu'une fraction de secondes. Ce jeu ne l'amusait déjà plus.

Heureusement, Doe en vint rapidement à la conclusion de son exposé : il n'était pas vieux donc il ne voulait pas être vouvoyé. Le mage de Silent Hill chercha dans sa mémoire s'il avait effectivement employé le « vous ».. Il pensait avoir fait un effort avec tutoiement pourtant. Peut-être que certaines de ses phrases apprises par cœur était trop soutenues pour être appréciées pleinement par cet étrange interlocuteur, ou alors, peut-être que son manuel était à lui seul entièrement passé de mode. Il soupira et hocha la tête en guise d'approbation. « Bien, se contenta-t-il d'ailleurs de dire sur un ton on ne pouvait plus sérieux. »

Le voleur reprit la parole pour simplement lui expliquer que s'il ne comprenait pas tout, il devait alors le lui dire pour qu'il lui explique mieux ce qui lui échappait. Une nouvelle fois, le jeune homme hocha la tête. Il avait compris. Il attendait des réponses maintenant. Il n'arrivait pas à cerner ce mystérieux individu qui s'adressait à lui avec autant de familiarités, presque fraternel. C'était un peu... gênant. Haru ne voulait pas accorder sa confiance à tort une nouvelle fois. Il but son verre de saké pour se donner davantage d'entrain à l'ouvrage.

« J'ai compris, soupira-t-il, un peu lassé par cet entretien. Mais tu n'as pas répondu à ma question... »

La digestion commençait à faire sentir ses effets sur son corps. L'alcool n'aidait pas non plus. Il avait envie de piquer un somme, juste un petit.. Mais il se sentait doté du devoir de mener cette entrevue jusqu'au bout et il se força à rester éveillé. Il avait dormi longtemps, il pouvait bien encore tenir le reste de la journée. Il posa son coude sur la table pour soutenir sa tête et attendit un nouveau flot de paroles sensées l'aider à cerner cet individu.

« Au fait, trancha-t-il en le fixant, Pas besoin de vouloir être gentil avec moi. Je sais rester impartial quand il le faut. »

Il n'avait pas su le faire lorsqu'il avait fallu empêcher Yuki de s'enfuir avec son secret et le mettre hors d'état de nuire. Il avait laissé filer le Lamien, mais il ne comptait pas refaire les mêmes erreurs, bien que quelque chose en lui, lui disait qu'il pouvait ouvrir les portes de Silent Night à ce John Doe, une autre voix, plus méfiante l'appelait à s'en méfier, même après l'avoir accepté au sein de la guilde.

Bien qu'il feignait l'ennui – ou plutôt qu'il subissait l'étourdissement de l'alcool – Haru n'était pas si ennuyé d'écouter ce certain John Doe. Il se sentait utile pour la guilde. On ne lui avait jamais demandé de faire d'entretien d'embauche, mais dans un sens, il espérait que son initiative saurait être appréciée par son maître. Pour être honnête, le type qu'il avait en face de lui n'était pas totalement dénué d'intérêt pour la guilde clandestine. Il semblait avoir de l'expérience en tant que voleurs et avait déjà appartenu à au moins une confrérie. Il saurait donc se montrer habile pour les larcins et donc servir dignement la cause des pontes de Silent Night. Humainement parlant, le sujet était tout autant intéressant. Alors que l'enfant avançait qu'il était inutile de se montrer courtois avec lui, l'aspirant voleur, lui, protestait que la politesse était chose élémentaire. Haru ne comprenait pas exactement tous les mots qu'il employait mais il devait bien reconnaître qu'il avait une certaine connaissance des civilités. Si son manuel le disait, cela ne pouvait qu'être vrai. Et John respectait certains des principes fondamentaux du livre. Le petit brun se contenta de hocher la tête, preuve qu'il avait compris le message et qu'il l'approuvait, à sa manière.

L'homme porta un nouveau verre à sa bouche qu'il vida d'une traite. Sa rapidité à ingérer du saké était quelque chose de surprenant. Peut-être pourrait-il rivaliser avec Maître Léonard. Haru ne pouvait s'empêcher de faire le rapprochement tant il lui paraissait évident. Il constata, à regret, qu'on venait de remplir à nouveau son verre. Il avait déjà eu bien du mal à finir le précédent et il se retrouvait à nouveau contraint à une nouvelle dose dont il ne savait pas si son organisme pouvait la supporter. Il se limita à un timide sourire en guise de remerciement et pour dissimuler l'embarras dans lequel cette énième saké le mettait. Il ne toucha pas au récipient pour autant. John Doe profita de ce silence pour s'expliquer...

En réalité, il ne s'agissait pas d'une vendetta personnelle entre le membre de sa guilde et cette potentielle recrue. Ils s'étaient simplement rencontrés lors d'une espèce de rencontre sportive et il s'était, apparemment, fait battre à plate couture. L'idée que Doe était nul et donc inutile pour Silent Night effleura alors l'esprit du garçon qui le détailla une nouvelle fois. Il semblait pourtant bien fait de sa personne, du moins, mieux que lui. Il ne devrait pas avoir de problème pour en imposer avec sa carrure et peut-être même pour la bagarre. Mais il n'avait pas une physionomie des plus discrètes. Haru l'imaginait mal pouvoir se faufiler dans de petits recoins comme il pouvait, lui, le faire. Mais chacun avait ses spécialités et le brun aux yeux verts voulait sincèrement croire en celle de SA recrue. S'il l'enrôlait, il aurait une recrue à lui. C'était un peu la classe quand même ! Les effluves de l'alcool le rendait peut-être un peu plus naïf que d'habitude ou lui donner des envies d'être remarquer alors qu'il avait l'habitude de passer inaperçu sans que cela ne le gênât plus cela.

Son histoire était déjà terminée. Ce n'était pas si compliqué à comprendre finalement. Haru l'avait écouté avec attention. Peut-être son interlocuteur lui mentait, peut-être lui disait-il la vérité. Le garçon n'était pas un juge implacable lorsqu'il s'agissait de dénicher les mensonges, mais l'histoire le contentait, pour le moment et il voulait bien faire le pari d'avoir trouvé un potentiel nouveau membre pour sa guilde, sa famille. Il restait à présent des détails beaucoup plus importants qu'il fallait régler au plus vite au risque de paraître impoli.

« Bien... John Doe, fit-il, l'air pensif, ses yeux verts glissant de son interlocuteur jusqu'au coin de la table où il n'y avait visiblement rien d'intéressant à regarder. J'ai envie de te croire. Mais peux-tu nous être utiles ? Quelle est ta magie ? »

C'était peut-être un peu trop direct et le disciple de Léonard le reconnaissait bien volontiers et cela le dérangeait de passer pour un impoli, lui, qui habituellement se contentait de n'être qu'une ombre dans le marché noir pour mener les affaires pour la guilde. Avoir une conversation d'homme à homme, ce n'était pas si facile que ça en fin de comptes.. même avec un manuel ! Il soupira avant d'ajouter, un peu gêné : « Pardon d'être aussi direct, au risque de paraître impoli. »