Tu t'élanças dans le vide. L'extrémité étroite d'une stalagmite tronquée pointait du gouffre, à mi-saut. Fragile, érodée, fendue même. Se fier à sa solidité aurait été suicidaire, tenter de s'y percher en était tout autant. Ton pied ne fit qu'effleurer ce qui t'attendait en bas. La stalagmite craqua sinistrement que déjà, tu rebondissais. Aussi vive que si tu avais touché la toile d'un trampoline. Tu ne te réjouis qu'une fraction de seconde. Trop court, tu allais tomber dans le gouffre. Alors que tu t'étais ramassée pour atterrir sur tes pieds, tu basculas ton centre de gravité, te transforma en flèche humaine, mains tendues devant toi. Au terme d'une incroyable trajectoire, tes doigts crochetèrent une prise sur le bord opposé. De l'autre côté du voile brillaient des myriades d'étoiles, c'étaient celles-ci que tu contemplais depuis quelques temps avant de te rendre compte qu'il fallait que tu mouvementes les choses à ton aise. Cette fois-ci, l'éclat des astres ne parvenait pas à te distraire. Tu songeais à la tournure qu'avait prise ta vie. Changer de monde, découvrir les criminelles de tes parents, te heurter à des forces maléfiques, apprendre que tu possédais un don unique, tous ces bouleversements avaient éparpillé tes repères et tu avais du mal à te trouver dans la multitude de sentiments qui s'entrechoquaient en toi. Tu aurais souhaité faire une pause afin de mettre de l'ordre dans tes pensées, mais cela t'avait été refusé. Jet Hyle avait pris les choses en main. Tu lui avais confié la tâche de ne jamais céder : chose que tu avais décidé de faire. Ton futur n'était plus à Lamia Scale, tu n'étais pas faite pour rester entre quatre murs à rédiger de la paperasse. Tu étais faite, programmée, modelée au combat.

Rien n'allait t'empêcher de laisser ce fardeau couler. La crainte ? Tu la tabassais. Pas question de laisser tes émotions te reprendre dans leur collimateur. Les buissons se déchirèrent pour te laisser le passage à cette horde que tu es devenue, tu te ruais en vociférant, comme si tu n'avais plus rien à protéger mis-à-part toi-même. Trapus, musculeuse, vêtus d'éléments d'armures plates en brandissant ton arme effrayante, les arbres n'avaient d'humanoïde que la silhouette. Ton faciès était un assemblage calme, tandis que ton grognement inarticulé ne portait pas de message. Tu penses aussi à Lamia Scale, tu as quand même passé une bonne partie de temps à les aimer, à les chatouiller, et à les trahir. Non, je ne pense pas que tu avais vu ce levé de campement comme une trahison, mais plutôt comme une nouvelle flamme d'espoir pour cette légion qui méritait tant d'être reconnue. C'était d'ailleurs le seul moyen pour toi de redevenir cette guerrière à l'épée tranchante. Burinée par la vie au grand air, tu avais fait ton propre choix, pour ton propre destin. Ta démarche nonchalante le savait, ton indifférence le précisait.

— Pardonnez-moi.

Jamais tu aurais versé une larme, même pour la pire des situations. Mais tes yeux perçaient littéralement cette barrière qui avait mis un trait entre tes larmes et tes pensées. Le fin croissant de lune n'offrait qu'une lumière ténue, et la plupart des rues étaient plongées dans une obscurité propice aux guets-apens. Pourtant tu n'éprouvais aucune crainte. Tu te demandais si, quelques années plus tôt, Lucifer avait quitté la ville de la même manière dont tu le faisais. Tu savais que tu le retrouverais un jour. Tu en étais consciente. Tu t'arrêtas. Vraiment consciente ?... Tu emboîtas un pas, notant ta carrure et la redoutable épée à multiples tranchants qui pendait sur ton épaule cogna le tronc d'un arbre. Une telle arme maniée à deux mains par une pareille colosse comme toi devait faire des ravages dans les rangs de l'ennemi mais tu décidas d'expulser les derniers instants de remord devant l'une des créations de la ville. Une, deux secondes... Tu respirais, expirais, à une allure accélérée. Vas-y Johanna, frappe encore une fois si ton coeur le désire, mais tu sais que désormais, en dehors de l'enceinte, tu as fait le choix de partir. Aussi étendue qu'un homme, tu dégageais une formidable autorité mais une très grande tristesse. Tes cheveux roses délavés étaient ramassés en un chignon fonctionnel plutôt qu'élégant et tes mains étaient celles d'une femme qui avait toujours travaillé sans se soucier de son apparence. Ton regard se dressa et tes pas se dirigèrent automatiquement vers la sortie de la ville : adieu, Lamia Scale.